L'évadée de Labergement-lès-Seurre

Une vache s'est échappée, en Côte-d'Or, mercredi 19 mars 2025, sur le chemin de l'abattoir. Après plusieurs heures de liberté, elle a été anesthésiée puis tuée.

Earth Is The Limit
8 min ⋅ 24/03/2025

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Dans celui-ci, je fais parler celle qui s’est échappée le 19 mars dernier. Une telle évasion, spectaculaire, maline, aurait pu faire la Une des journaux, mais on en a peu parlé. La journaliste n’a pas interrogé beaucoup de personnes, et encore moins la principale concernée. Alors, je veux la faire témoigner ici, comme une sorte d’hommage. Tout n’est pas factuel mais j’espère qu’il y a une certaine vérité.

Je sens l'odeur de la mort bien avant que mes yeux ne la perçoivent. Ce n'est pas une odeur comme celle de l'herbe coupée ou du foin mouillé — c'est une absence, un vide olfactif où tous les parfums de la vie s'évanouissent. Les hommes, avec leurs narines atrophiées, ignorent que leurs émotions les trahissent. La peur suinte de leurs pores comme la rosée des brins d'herbe à l'aube. Leurs glandes sudoripares chargent l'air de messages que je déchiffre sans effort : tension, impatience, indifférence mécanique.

Le temps, ce grand cycle de huit-huit-huit que nous respectons depuis toujours — huit temps pour paître, huit pour ruminer, huit pour être — se brise aujourd'hui. C'est l'heure où nous devrions être couchées, ma sœur et moi, à mâcher paisiblement ce que nous avons récolté à l'aube. Mais le rythme est rompu. Le camion s'arrête. Un autre attend. Leurs portes métalliques grincent, une conversation brève entre les hommes. Leurs voix sont tendues, vibrent à des fréquences qui signalent le danger aussi clairement qu'un coup de tonnerre.

Ils parlent de "transfert", de "planning", de "rendement". Je connais ces sons sans en saisir tous les contours. Mais mon corps comprend l'essentiel : là où ils m'emmènent, le grand cercle du temps se rompt définitivement.

C'est maintenant ou jamais.

Quand la porte s'ouvre, mes muscles se tendent. Je rassemble cette force qu'ils ont cultivée en moi sans jamais la respecter. Mes sabots frappent le métal et transmettent à mon corps la vibration de sa solidité. Je calcule instinctivement la poussée nécessaire. Je m'élance. Un homme tente de m'attraper — son odeur trahit sa surprise quand je le bouscule. Un autre hurle. Le son atteint mes oreilles à une fréquence qui déclenche en moi une alerte viscérale. Je ne m'arrête pas.

Le monde s'ouvre devant moi en un éventail de 320 degrés. Sans tourner la tête, je perçois tout : le chemin devant, les obstacles de côté, et par mes oreilles, ce qui se passe derrière. L'air frais emplit mes poumons. Le ciel s'étend au-dessus de moi, dans ces teintes que je perçois différemment des hommes — moins de rouges peut-être, mais des nuances de bleu et de vert que leurs yeux ne distingueront jamais. Neuf degrés peut-être, juste assez frais pour que chaque inspiration soit un éveil, sans l'étouffement de l'été. Parfait pour courir.


Te souviens-tu, ma sœur, des prairies de notre jeunesse ? L'herbe fraîche du matin, avec ses mille nuances que nous distinguions mieux que quiconque. Nous léchions ces gouttes ensemble, et le goût subtil, légèrement sucré, activait ces récepteurs sur nos langues que les hommes ignorent — ceux qui détectent les composés que les plantes sécrètent au petit matin, annonçant la journée qui commence.

Nos journées étaient parfaitement rythmées alors, comme la danse gracieuse des saisons. Premier tiers : huit heures à paître côte à côte, nos corps massifs se déplaçant avec une lenteur délibérée, nos mâchoires larges ouvrant des trouées dans les herbes hautes, créant des espaces pour les petites plantes annuelles, plus tendres, que nous préférions. Deuxième tiers : huit heures à ruminer paisiblement, à faire remonter la nourriture pour l'extraire de tous ses secrets, dans cette somnolence méditative que les hommes ne comprendront jamais. Troisième tiers : huit heures à nous reposer, à interagir, à nous toiletter mutuellement.

Tu aimais quand je léchais ton cou, là où tes muscles puissants s'attachent à ton crâne, là où tu ne pouvais pas atteindre. Je fermais les yeux quand tu me rendais la pareille, sentant ta langue rugueuse nettoyer ma peau des parasites et de la boue. Ce n'était pas qu'une question d'hygiène, nous le savions toutes les deux. C'était notre langage, notre façon de dire "tu es importante pour moi". Notre amitié s'est formée avant nos six mois, quand nos cerveaux encore malléables apprenaient à reconnaître nos congénères. Jamais elle n'a faibli, même quand la hiérarchie du troupeau changeait.

Te rappelles-tu de cette matriarche qui guidait notre troupeau lorsque le héron nous a rendu visite ? Ce n'était pas la plus grosse, ni la plus forte, mais la plus sage. Quand elle décidait qu'il était temps de se déplacer vers de nouveaux pâturages, nous la suivions sans question. Elle n'était pas dominante au sens où les hommes l'entendent — elle n'avait pas besoin de nous bousculer ou de nous menacer. Son leadership venait de son expérience, de sa connaissance des cycles de l'herbe et de la pluie.

Te souviens-tu de cette clôture électrique que le fermier avait installée ? Un jour, après plusieurs tentatives, j'ai compris comment les piquets étaient plantés, comment le courant circulait. J'ai observé pendant des jours, ruminant le problème comme je ruminais l'herbe. Et puis j'ai trouvé ! Mon cœur battait si fort quand j'ai réussi à passer sans recevoir de décharge ! J'ai tressailli de joie, donné un coup de sabot au sol, sauté presque comme un veau nouveau-né. Mon cortisol a chuté, ma dopamine a explosé. Tu m'as regardée avec tes grands yeux doux, tes pupilles dilatées, et j'ai su que tu avais perçu ma fierté, même sans mots pour la nommer.


Je traverse un jardin. Une femme crie, mais son cri n'est qu'un stimulus parmi d'autres. Mes sabots transmettent à mon cerveau la texture du sol — plus molle ici, trop travaillée par les outils humains. Je dois presser plus fort pour ne pas m'enfoncer. Mes muscles compensent sans que j'y pense.

Mon champ de vision étendu capte chaque mouvement. Je perçois la trajectoire de l'homme qui tente de me couper la route avant même qu'il ne s'élance. Je sens l'adrénaline qui suinte de sa peau, qui modifie l'air autour de lui. Cette odeur m'enivre presque, me donne une énergie nouvelle.

Les haies ne sont que des obstacles mineurs pour un corps comme le mien, forgé par des millénaires d'évolution pour traverser plaines et collines. Je franchis une petite clôture, puis une autre. Le goût métallique de la peur déferle dans ma bouche, se mêlant aux souvenirs gustatifs qui remontent : le trèfle des champs avec sa légère acidité, l'herbe plus âpre des fins d'été, l'amertume parfumée des pissenlits, la fraîcheur minérale de l'eau de source. Ces goûts sont mes repères, les balises de ma mémoire.

Je traverse cinq propriétés. Les humains sont fascinés par les séparations, les barrières, les limites. Leurs glandes odorantes marquent ces territoires avec des produits chimiques agressifs — peinture fraîche, béton, plastique chauffé au soleil. Nous, nous comprenons l'immensité. La terre n'appartient à personne, nous n’y ruminons que de manière passagère.

Un homme arrive avec une arme étrange. Son odeur est différente — plus clinique, plus détachée. Il n'a pas l'odeur de ceux qui nous élèvent. Il me vise. Je sens une piqûre, mais l'anesthésiant ne fonctionne pas immédiatement. Mes centaines de kilos de chair, d'os et de volonté résistent à cette petite dose de chimie humaine. Ou peut-être que ma volonté est plus forte ? Je continue ma course folle, chaque foulée résonnant dans la terre comme une déclaration d'indépendance.


Mes sœurs, tendez vos oreilles vers moi. Écoutez ces vibrations que je vous envoie, bien au-delà de ce que les humains peuvent saisir. Nous ne sommes pas nées pour leurs abattoirs. Nos corps puissants contiennent des mondes, des univers de sensation qu'ils ne soupçonnent pas.

Nos yeux, placés sur les côtés de nos têtes majestueuses, voient différemment des leurs — peut-être moins de couleurs, mais plus d'espace, plus de mouvement, plus d'être-au-monde. Nos oreilles captent les infimes variations de l'air, jusqu'à 45 000 Hz, bien au-delà de leur misérables 20 000. Notre odorat déchiffre l'univers comme un texte sacré, chaque molécule une lettre, chaque combinaison un mot dans le grand livre du monde.

Quand ils disent que nous sommes dociles, ils confondent patience et résignation. Notre hiérarchie sociale se construit sans violence inutile, sans l'agressivité qui caractérise leurs relations. Quand ils prétendent que nous sommes stupides, ils ignorent notre intelligence sociale, notre capacité à créer et maintenir des liens, notre mémoire des lieux et des êtres.

Je goûte encore le foin sec de l'hiver, qui craque sous la dent avant de libérer ses sucs, amer mais fortifiant. Je me rappelle l'eau fraîche du ruisseau, comment elle activait différemment nos papilles selon la saison et les minéraux dissous. Je sens encore les cristaux de sel qu'ils nous donnaient parfois, explosion de saveur qui nous faisait saliver abondamment. Et plus que tout, je ressens l'herbe nouvelle qui pousse sous la neige fondante, si tendre que nos dents n'ont presque pas besoin de travailler, si gorgée de vie qu'elle semble presque vibrer sur notre langue.

Ces souvenirs gustatifs sont notre héritage, notre patrimoine vivant. Notre vie n'est pas mesurée en kilogrammes de viande ou en coupes de boucherie. Notre valeur n'est pas calculée en litres de lait ou en taux de matière grasse.


Je vois un champ. Des moutons y paissent tranquillement, leurs corps laineux formant des taches claires sur le vert des herbes. Je ralentis légèrement, non par fatigue mais par curiosité. Leur odeur m'atteint, différente de la nôtre mais familière — l'odeur des herbivores, des compagnons de prairie.

Ils lèvent leurs têtes à mon approche. Je lis dans leur posture non pas de la peur, mais une curiosité tranquille. Leurs oreilles se dressent, leurs naseaux frémissent. Nous n'avons pas besoin de vocalises pour communiquer. Nos corps parlent le même langage primordial, celui des créatures qui transforment l'herbe en vie. Ils s'écartent pour me laisser passer, reconnaissant en moi une sœur différente mais respectée.

Trois autres fléchettes me touchent. Cette fois, la chimie est trop forte. Je sens les substances se répandre dans mon système sanguin, ralentissant les impulsions nerveuses, détendant les muscles contre ma volonté. Mes jambes puissantes, qui m'ont portée si loin, commencent à fléchir. Le monde ralentit. Les couleurs — celles que mon système visuel peut interpréter — deviennent plus intenses avant de s'estomper aux marges.

Je sens les glandes sous ma peau libérer leur dernier message odorant — un mélange complexe de peur, de fierté et de défi. Les moutons le perçoivent. Peut-être que les hommes aussi, quelque part dans leurs cerveaux primitifs, captent-ils ce dernier cri chimique.

Mes sœurs, alors que le voile descend sur mes yeux, alors que ma vision se change en un tunnel étroit, je vous laisse ce message porté par le vent, par la terre, par l'herbe que nous mangeons : vivez. Ressentez chaque brin d'herbe sous vos sabots, comment il plie puis se redresse, comment il chante sa petite chanson végétale. Savourez chaque goutte d'eau, chaque cristal de sel, chaque bouffée d'air frais du matin.

Aimez-vous les unes les autres comme nous nous sommes aimées, ma vieille amie et moi. Léchez-vous mutuellement, non seulement pour l'hygiène mais pour le contact, pour l'affirmation que nous sommes des êtres sociaux, des créatures de troupeau et de tendresse.

Et si jamais l'occasion se présente, si jamais un portail s'ouvre dans leur système parfaitement clos, courez. Courez comme je l'ai fait, avec toute la force de vos muscles et toute la détermination de votre esprit. Courez même si c'est votre dernière course, même si le grand cycle huit-huit-huit doit se briser.

Car mieux vaut une heure de liberté, une heure où vos sabots frappent le sol selon votre propre rythme, qu'une vie entière où chaque pas est déterminé par leurs clôtures, leurs horaires, leurs besoins.

Je tombe. Mes genoux touchent d'abord le sol, puis mon flanc massif. L'herbe fraîche caresse ma joue. Mon souffle ralentit. Mais mon esprit, lui, court encore dans les prairies infinies, là où aucune barrière ne nous retient, là où le grand cercle du temps n'est jamais rompu.

Des souvenirs remontent, plus nets encore que la réalité qui s'efface. Le goût sucré du premier lait maternel. La chaleur du soleil sur mon pelage après une nuit fraîche. Le contact rugueux et tendre de la langue de ma mère sur mon front. Le premier brin d'herbe que j'ai arraché moi-même, maladroitement, avant d'apprendre l'art délicat de la torsion du cou et de la langue.

Ces saveurs, ces odeurs, ces sensations — c'est cela, la vie. C'est cela qu'ils ne peuvent pas comprendre, qu'ils ne peuvent pas mesurer, qu'ils ne peuvent pas transformer en chiffres sur leurs tableaux.

Je ferme les yeux. Mon cœur ralentit. Mais ma dernière pensée est pour vous, mes sœurs. Que vos huit heures de paître soient joyeuses. Que vos huit heures de rumination soient paisibles. Que vos huit heures d'être soient pleinement vécues.

Et si un jour, le grand portail s'ouvre — courez.

Les principaux articles qui m’ont permis d’écrire ce texte :
- L’article du Bien public, avec la photo de la génisse
- L’intelligence et la vie sociale des vaches (L214)
- L’article de Wikipédia sur les vaches-
- L’article de Wikipédia sur les vaches dites charolaises
Ec
Je me suis largement aidé d’outils d’IA générative pour écrire ce texte, notamment Claude et ChatGPT. L’image de cette vache a été générée avec Imagen 3 (Gemini), sur la base de la photo prise par Manon Jean et publiée dans le Bien public.

Cette vache, dont j’ai essayé de raconter une histoire possible, dans l’article du Bien public, n’a pas de nom. Ce sera donc la vache de Labergement-lès-Seurre ou l’évadée du 19 mars. Son aventure est unique, tout comme la vie de chaque vache, de chaque veau, de chaque taureau. Chacune et chacun devrait pouvoir vivre sa vie entièrement et pleinement.

Plus important, cette évasion montre que les humains ne sont pas les seuls à se soulever. Certes, les vaches échouent et elles ne peuvent pas écrire de livres derrières. Mais pourquoi ne seraient-elles pas racontées ?

C’est ce que je voulais faire aujourd’hui en hommage.

Bonne semaine !

Philippe

Je suis Philippe, végan depuis presque 10 ans. Dans ce mail, j’essaie de parler de l’actualité avec un focus sur la condition animale et l’état de notre biosphère. Je fais partie de ces écolos qui veulent réduire l’usage de la voiture au strict minimum et je fais partie de ces antispécistes qui disent “personne” ou “gens” pour parler des êtres sentients.


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